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Le graphisme dans la peau

Le tatouage devient de plus en plus populaire. Ce n’est définitivement plus un art destiné aux marginaux ou aux motards. Mais alors, existe-t-il un tatouage suisse ? Le journaliste Clément Grandjean a posé cette question à trente-deux artistes provenant de tout le pays ; des artistes aux styles variés présentés dans son livre, « Swiss Tatoo – Le graphisme dans la peau ».

 

Clément Grandjean, auteur du livre « Swiss Tatoo – Le graphisme dans la peau »
Clément Grandjean, auteur du livre « Swiss Tatoo – Le graphisme dans la peau »

 

Une question provocatrice

Clément Grandjean est rédacteur en chef adjoint de l’hebdomadaire « Terre & Nature ». Diplômé en histoire et histoire de l’art, il a toujours été fasciné par les tatouages. « Il y a un rapport au corps qui m’intéresse ; une manche se lève et on aperçoit quelque chose, c’est mystérieux. Ça m’a trotté dans la tête pendant longtemps », explique l’auteur du livre qui a réalisé son premier tatouage il y a cinq ans. « C’est une vraie prise de pouvoir sur son corps, c’est quelque chose d’assez profond. »

 

Sa fascination pour les tatouages et sa passion pour l’histoire l’ont mené à se demander pourquoi le monde académique ne s’intéresse pas à cette pratique. Alors que dans de nombreuses sociétés et civilisations le tatouage a une grande importance culturelle et historique, qu’en est-il pour la Suisse ? C’est alors que le journaliste s’est posé LA question qui est devenue le fil rouge de son livre.

 

« Comment prendre de la hauteur sur cette question ? En Suisse, l’art du tatouage est assez récent, nous n’avons pas une grande histoire maritime ou militaire, alors comment peut-on avoir de grands noms dans ce milieu ? Nous avons la culture de la typographie, de l’artisanat, de la mécanique de précision, mais avons-nous une culture du tatouage ? C’est une question provocatrice, artificielle, qui souvent brusquait les tatoueurs à qui je l’ai posée. Ça a surtout lancé des discussions passionnantes et des degrés de réflexion auxquels je n’avais pas pensé. Par exemple, Valentin Steinmann voit le tatouage comme une protection, quelque chose d’animiste, de fascinant au niveau spirituel. D’ailleurs, la Suisse ne se définit pas seulement par les montres ou la précision, mais aussi par les faiseurs de secrets et les légendes… »  

 

Une pratique ancestrale

Bien que la pratique du tatouage en Suisse explose depuis seulement une dizaine d’années, son histoire est bien plus ancienne. Dans le livre de Clément Grandjean, nous apprenons que le plus ancien tatoué connu a vécu entre 3’200 et 2’600 avant notre ère. Les archéologues et les médias l’ont nommé Ötzi. Il a été découvert à trente kilomètres à peine de la frontière suisse, dans l’Alto Adige, un coin des Alpes austro-italiennes. Ses motifs auraient apparemment été réalisés avec une aiguille en os.

 

Des aiguilles en os, ou en arêtes de poisson chez les Égyptiens, aux aiguilles en acier chirurgical, il y a tout un monde… Un monde qui se pose encore une multitude de questions, et les spéculations vont bon train. Dans cet esprit, les marques corporelles d’Ötzi – dont le placement correspond à des points d’acupuncture – auraient peut-être eu une visée thérapeutique.

 

Le tatouage a donc connu une évolution extraordinaire. Il était infligé aux prisonniers, aux esclaves et aux criminels. Il prenait vie sur des marins, des soldats, des guerriers ou même sur des bêtes de foire. Il était acceptable ou, au contraire, banni. Il était la marque d’une culture, d’une région ou d’une appartenance. Il était un rite, une curiosité, une passion jusqu’à devenir une mode, une culture populaire qui a traversé les océans, les continents et s’est propagée dans le monde entier… jusque chez nous. Mais comment aborder l’histoire du tatouage en Suisse alors qu’aucun historien ne s’est penché sur la question ?

 

Parti de zéro

« Il n’y a pas de registres professionnels, pas d’écoles, pas de corporations, un statut farouchement indépendant, une transmission orale et des œuvres irrémédiablement condamnées à disparaître avec leur porteur », précise Clément Grandjean dans son ouvrage. Parti de zéro, le journaliste a réalisé un vrai travail d’archéologue. « Il m’a fallu regrouper des informations provenant des pays limitrophes », explique-t-il. Il rappelle aussi qu’au XIXe siècle la Suisse était sous domination française et qu’un bon nombre de citoyens ont servi dans l’armée napoléonienne, ramenant probablement la pratique du tatouage dans notre pays. Il en va de même pour les autres conflits survenus durant la première moitié du XXe siècle. Ses recherches l’ont également conduit à des découvertes incroyables, peut-être même un peu morbides comme c’est le cas de vingt morceaux de peau humaine tendus sur des plaques en carton et conservés à l’Anatomisches Museum de l’Université de Bâle. « Il s’agit sans aucun doute de la découverte la plus folle ! »

 

Tatouage réalisé au studio de la famille Leu
Tatouage réalisé au studio de la famille Leu

 

Puisqu’aucun livre ne retrace l’histoire du tatouage en Suisse ou qu’il n’en existe aucun expert, l’auteur a été piocher les informations directement à la source, en rencontrant des tatoueurs. Difficile de faire un choix parmi les plus de 1’000 tatoueurs helvétiques. Clément Grandjean a arpenté les trois régions linguistiques afin de rencontrer des artistes de toutes générations, aux styles et aux parcours variés. Le premier nom sur sa liste : Filip Leu. Un nom qui revient dans chacun des portraits tant cette famille installée en Suisse depuis 1981 est une référence mondiale. Si notre pays n’a pas la culture du tatouage dont peuvent s’enorgueillir d’autres pays, elle a la famille Leu ! « Avant de me lancer, j’ai pris contact avec Philippe Leu pour avoir son avis. Il s’est montré très intéressé, il a même écrit la préface du livre », confie l’auteur avant d’ajouter : « Tous les grands noms de la première et de la deuxième génération de tatoueurs suisses ont été approchés. Certains étaient difficiles à joindre car ils ne sont pas sur les réseaux sociaux ou n’ont même pas de mail ou de téléphone portable comme c’est le cas de Mick from Zürich à qui j’ai dû écrire une lettre ! »

 

Le studio Leu en pleine création
Le studio Leu en pleine création

 

Des histoires passionnantes

Ces interviews ont permis à Clément Grandjean de mettre en lumière un pan d’histoire jusqu’alors inconnu. « Je les ai tous rencontrés. Je voulais les voir, découvrir leur studio. J’ai eu la chance d’entendre des histoires passionnantes. Si nous ne les recueillons pas, un jour elles se perdront. » Outre un travail de recherche, l’auteur a réalisé un travail de mémoire. Mais c’était aussi et surtout une aubaine. « On ne pousse pas la porte d’un studio pour simplement dire « Bonjour, comment ça va ? ». Ce livre était un bon prétexte pour rencontrer ces artistes et en savoir plus sur leur parcours. » Il en ressort aussi des anecdotes rigolotes : « J’ai interrogé Michael Joss durant les pauses effectuées lors de la réalisation de mon deuxième tatouage ! »

 

David Mottier : l’homme aux fondues
David Mottier : l’homme aux fondues

 

A chaque fois, la même question : existe-t-il un tatouage suisse ? Les réponses obtenues par l’auteur sont variées et toutes très intéressantes avec des points de vue de tatoueurs suisses, mais également étrangers : français, allemands et américains. L’occasion aussi de découvrir des artistes qui rendent hommage à la culture suisse. Dans cet esprit, impossible de passer à côté de David Mottier : l’homme aux fondues. En effet, ses créations – caquelons à fondue, désalpes ou encore skieurs – ne manquent pas d’originalité et rendent hommage à notre beau pays.

 

Tatouage de Michael Joss
Tatouage de Michael Joss

 

La transmission d’un savoir-faire

« Le médium est confidentiel dans le pays jusqu’à la fin des années 1960. C’est à ce moment que se développe la scène des « bikers », la Suisse accueillant l’une des premières sections européennes des Hells Angels en 1970, tandis que le punk et le hard rock secouent le pays », peut-on lire dans le livre. À cette époque, la demande étant encore faible, les tatoueurs ne pouvaient pas se concentrer uniquement sur un seul style ; ils devaient faire de tout. « Aujourd’hui, c’est totalement différent. En France, une personne sur cinq est tatouée », informe le journaliste. Certains laissent libre cours à leurs envies, leur créativité alors que d’autres préfèrent toucher à tout ; c’est ça la beauté du tatouage du XXIe siècle. « Nous sommes dans une sorte d’entre-deux, entre l’art et l’artisanat. »

 

La popularisation du tatouage a d’autres avantages. « Aujourd’hui, les artistes sont très ouverts, ils partagent facilement leur savoir-faire ; ça n’a pas toujours été le cas. Cet univers est bienveillant dans notre pays, même si parfois le « Röstigraben » se ressent encore un peu », plaisante Clément Grandjean avant de poursuivre : « Mon livre a aussi permis que des liens se créent entre les différents artistes. J’en suis heureux. » 

 

Un sujet vaste impossible à résumer dans un seul livre

Après deux ans de travail, Clément Grandjean a pu compléter ce gigantesque puzzle dont de nombreuses pièces sont encore manquantes. Nous partageons à travers cet article quelques bribes ; le livre est, vous vous en doutez, nettement plus fourni. Nul besoin d’être tatoueur, tatoué ou même apprécier cette pratique pour dévorer l’ouvrage qui se veut à la portée de tous. « Mon métier de journaliste m’a permis de partager toutes ces connaissances de manière plaisante et facile à lire. »

 

Le travail de l’auteur est également apprécié des tatoueurs qui ont pu en apprendre plus sur l’histoire du tatouage. « Le pari est gagné », se réjouit Clément Grandjean avant de préciser : « Il y aurait beaucoup plus à dire et pas seulement au niveau suisse. Peut-être que lorsque cette pratique deviendra encore plus populaire, les historiens s’y intéresseront. » 

 

Un stylé résolument suisse pour David Mottier
Un stylé résolument suisse pour David Mottier

 

Quant à savoir si l’auteur nous réserve d’autres surprises, il répond : « Je commence à avoir une vision d’ensemble assez large. Peut-être que je me lancerai dans un nouveau projet afin d’approfondir l’histoire du tatouage ou même pour parler des tatoués, il y a des histoires dingues à raconter sur ce sujet ! » En attendant, « Swiss Tatoo – Le graphisme dans la peau », publié par les Editions HELVETIQ, est disponible dans toutes les librairies au prix de 49 francs.

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Article écrit par

Zoé Gallarotti

Zoé Gallarotti

Rédactrice en chef

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