Savoir lire et écrire ne suffit plus

D’abord réservés à une élite, les ordinateurs, le codage, les messageries, etc. se sont progressivement diffusés dans toutes les strates de la société. Leur développement a généré des besoins, des opportunités, mais aussi de nombreuses peurs que certains ont du mal à affronter. Ce phénomène s’appelle la fracture numérique.

 

Quand on se sent dépassé par les outils numériques
Quand on se sent dépassé par les outils numériques

 

Les compétences de base

Avant 2017, la promotion de compétences de base pour les adultes était formulée dans la loi sur l’encouragement de la culture (LEC). La lutte contre l’illettrisme y tenait une place importante. Depuis, la loi sur la formation continue (LFCo) a remplacé la LEC. Ce texte s’oriente davantage vers les compétences de base d’écriture et de lecture, auxquelles s’ajoutent les mathématiques et le numérique. Son but ? Assurer l’acquisition et le maintien de celles-ci pour l’ensemble de la population. Pourquoi ? Pour préserver l’employabilité de nos concitoyens, et leur permettre de bénéficier d’offres de formation pendant leur parcours professionnel. Loin d’être symbolique, ce changement indique clairement l’importance des nouveaux outils, dont nous dépendons de plus en plus dans de multiples aspects de notre vie.

 

Le handicap informatique

Aujourd’hui encore, certains élèves terminent leur scolarité en ne maîtrisant pas les compétences de base, des travailleurs en poste depuis des années n’ont jamais eu besoin d’approcher ces outils, et certains retraités n’ont même jamais touché un ordinateur. Dans un monde numérisé à l’extrême, la fracture se distille, mais le frein qu’elle ajoute, et contre lequel beaucoup restent démunis, est bien réel. Tatiana Armuna, responsable pédagogique romande de l’association « Lire et Écrire »*, précise que « des personnes de tous les âges sont concernées. Le stress généré provient de la difficulté de compréhension des documents si on a du mal à lire, et de l’inaptitude à utiliser les machines ».

 

Un sentiment d’exclusion et de honte

Souvenez-vous du personnage de Hanna dans le roman de Bernhard Schlink « Le Liseur », adapté au cinéma par Stephen Daldry. Illettrée, Hanna préfère garder le silence, et passe la plus grande partie de sa vie derrière les barreaux plutôt que d’avouer son illettrisme. Aujourd’hui, rendre visible son inaptitude à utiliser les smartphones ou les ordinateurs reste compliqué. Dans les compétences de base, le SEFRI** répertorie :

 

  • Connaître son appareil (marque, modèle, mémoire, etc.)
  • L’allumer (+ code PIN…), l’éteindre, fermer les applications, passer de l’une à l’autre
  • Différencier les réseaux : cellulaire, Wifi, Bluetooth. Se (dé)connecter du Wifi
  • Savoir cliquer, glisser, (dé)zoomer…
  • Ajouter, supprimer, modifier des contacts.

 

Les cours « Lire et Écrire »

Depuis 2019 et jusqu’en 2024, l’association se focalise sur le développement et la mise en place d’une stratégie numérique pour les apprenants — TIC : Technologies de l’Information et de la Communication. « Les compétences de base sont clairement interconnectées, mais nous recevons aussi des demandes ciblées de personnes dont le niveau de lecture s’avère tout à fait satisfaisant, mais qui ne parviennent pas à débloquer leur accès à la technologie », indique Tatiana Armuna. Chez « Lire et Écrire », les apprenants définissent leurs objectifs, comme « savoir gérer ma boîte mail », et progressent par étapes en s’évaluant au sein d’un petit groupe, ce qui permet un suivi individualisé.

 

Simplement mieux au travail et dans la vie

La décision de demander du soutien demeure un palier important à franchir, mais dans la plupart des cas, quelques heures de cours suffisent pour dédramatiser le rapport aux machines. On se rend vite compte qu’on ne va pas forcément tout casser en se trompant de touche, ou que les chemins restent faciles à mémoriser. Une certaine détente s’installe et l’apprenant peut aller de l’avant tranquillement. En général, la curiosité prend le dessus, et la découverte des possibilités redonne le sourire aux personnes qui se trouvaient dans un grand désarroi. Les risques liés à l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux sont aussi évoqués. La cybersécurité et la question de la protection des données sont d’ailleurs désormais étudiées à l’école.

 

Dans son essai « Petite poucette », en référence au pouce utilisé pour rédiger sur les smartphones, le philosophe Michel Serres, compare les bouleversements des nouvelles technologies à ceux liés à l’apparition de l’imprimerie. Il distingue les sciences dures, les outils et les avancées industrielles, des douces que sont l’écriture et son support de prédilection : le livre. Depuis six siècles, ce couple a permis des conquêtes politiques et sociales considérables. Aujourd’hui, internet et les nouvelles technologies contribuent à forger le futur, mais nous devons constamment veiller à ce que le plus grand nombre puisse y participer.

 

Un exemple au sein d’une entreprise : les Transports publics du Chablais (TPC)

L’utilisation des outils informatiques s’est renforcée depuis plusieurs années au sein des TPC. Si la pandémie a accéléré les besoins en matériel, la nécessité de former les collaborateurs avait déjà été prise en considération avant mars 2020. Virginia Gonzalez, responsable des ressources humaines, et Pascal Fivaz, chef du département voyageurs, reviennent sur la situation et les actions menées dans le but de permettre à chacun de travailler dans de bonnes conditions.

 

Aujourd’hui, dans une entreprise comme les TPC, l’informatique se trouve partout, et pas seulement dans les bureaux ?

VG : « Oui, tout à fait. Ceci constitue le vrai défi. De nombreux travailleurs dont l’exposition à l’informatique a été très faible, voire inexistante, doivent désormais apprivoiser les outils numériques pour continuer leur activité, comme les personnes aux manettes des trains ou au volant des bus. »

 

Quel a été le déclencheur vers ce changement ?

PF : « L’Office fédéral des transports (OFT) a demandé le suivi en temps réel des véhicules. À partir de cette donnée, l’équipement en tablettes, pourvues de GPS des bus et des trains, a semblé être la meilleure solution. »

 

La maîtrise des outils numériques est donc devenue un critère de recrutement ?

VG : « Effectivement, une certaine connaissance de ceux-ci est souhaitée. Pour les collaborateurs déjà en poste, nous avons mis en place une formation dispensée par l’institut CORREF, spécialisé dans la formation professionnelle des adultes. Intitulée « Compétences de base en informatique », elle leur a permis d’appréhender plus sereinement une nouvelle façon de travailler. »

 

Comment avez-vous procédé ?

VG : « Une note adressée à l’ensemble du personnel, environ 350 employés, expliquait les différents points abordés tels que « Lire, envoyer, classer et effacer des e-mails », ou « Connaître son smartphone et utiliser les applications d’origine », plus un module spécifique portant sur le fonctionnement de notre intranet. Chacun était libre de s’inscrire en fonction de ses besoins. »

 

Combien de collaborateurs se sont annoncés ?

VG : « Soixante-huit âgés de 30 à 64 ans, avec une majorité de plus de 45 ans (76 % de personnel roulant et 24 % principalement issus du département Infrastructure). »

 

Quels retours avez-vous reçus ?

VG : « Dans l’ensemble, les participants ont plébiscité la formation, et ont relevé que les acquis leur serviraient aussi bien au travail que dans le privé. Quelques axes d’amélioration, en vue de nouvelles sessions, ont été mentionnés concernant notamment la durée : il n’est pas forcément facile de rester concentré sur une matière nouvelle une journée complète. »

 

Avez-vous constaté une évolution sur le terrain ?

PF : « La formation a permis de lever des réticences, tout en offrant une autonomie plus importante aux collaborateurs. On a aussi entendu une certaine fierté lors de l’envoi du premier e-mail, par exemple. On sent que ce qui avait été vécu comme une contrainte apporte désormais du plaisir. Finalement, le XXIe siècle regorge de possibilités accessibles. »

Lire et écrire en quelques dates

  • 1988 - Création de l'association
  • 1989 - Reconnaissance de l’association par l’Office fédéral de la culture (OFC)
  • 1990 - Organisation d’actions de sensibilisation dans le cadre de l’Année Internationale de l’Alphabétisation. Réalisation du film « Ni lire, ni écrire ».
  • 1998 - L'association compte désormais neuf sections réparties en Suisse romande.
  • 1999 - Un débat national s’ouvre concernant l’illettrisme, à la suite de la remise de la pétition « Lire et Écrire - un droit ! »
  • 2003 - L'association obtient le label eduQua, validant la qualité de ses actions de formation.
  • 2006/09 - Réalisation du projet de recherche « Illettrisme et nouvelles technologies ».
  • 2013 - Création du groupe des « Ambassadeurs » composé de personnes ayant bénéficié d’un programme.
  • 2018 - Les 30 ans de Lire et Écrire. Bilan : 25'000 participants
  • 2019/24 - Plan stratégique mettant l'accent sur les TIC (Technologies, Informations et Communication)

Un parcours personnel

Fahimeh Ahmadi a vingt-six ans lorsqu’elle vient en Suisse pour rendre visite à son frère à la Tour-de-Peilz. Issue d’une famille de tisserands, Fahimeh Ahmadi n’a été scolarisée que très peu de temps avant de commencer à travailler. Installée en Helvétie, elle se marie, et son époux s’occupe de toutes les démarches de la famille. Fahimeh Ahmadi est démunie au moment de son divorce, et doit réagir.

 

Comment avez-vous connu « Lire et Écrire » ?

FA : « Après mon divorce, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas toujours demander à mon assistante sociale de me lire mes courriers et d’y répondre. Je me sentais extrêmement vulnérable et honteuse. Alors, j’ai cherché une solution. »

 

À quels cours avez-vous participé ?

FA : « J’ai commencé par des cours d’écriture et de lecture, deux fois par semaine à La Tour-de-Peilz. Durant ces sessions, on nous sensibilisait déjà aux outils numériques. J’avais un blocage, et j’ai compris que je devais le surmonter afin de pouvoir travailler. J’ai suivi deux ateliers spécifiques en 2013 et 2014. »

 

Que vous ont -ils apporté ?

FA : « J’ai gagné mon indépendance, et développé une grande confiance en moi. Avant, j’étais beaucoup plus réservée. Maintenant, je n’ai plus peur de l’ordinateur. Je peux postuler en ligne, envoyer des e-mails, effectuer des paiements, et beaucoup d’autres choses. »

 

Pourquoi avoir décidé de devenir ambassadrice de l’association « Lire et Écrire » ?

FA : « Je pense qu’il est important que des personnes comme moi montrent qu’on peut progresser, et que les cours apportent vraiment des éléments concrets.

 

Avez-vous reçu des formations ciblées pour ce rôle ?

FA : « Oui, pour apprendre à construire mon témoignage, être plus à l’aise devant un public, et bien écouter les questions. Ces cours m’ont aussi donné des clefs pour ma vie privée. »

 

Que conseillez-vous à une personne en difficulté vis-à-vis des outils informatiques ?

FA : « Il est compliqué d’être devant un ordinateur quand on ne connaît pas cette machine, mais aujourd’hui, des compétences numériques sont exigées pour des métiers comme mécanicien dans un garage. Beaucoup de cours sont accessibles, et cela vaut la peine de surmonter ses peurs ».

Informations

https://www.lire-et-ecrire.ch/
021 922 46 10
Permanence d’inscription tous les lundis de 17 à 19 heures
Grande Rue 50
La Tour-de-Peilz
Ou sur rendez-vous.

*L’Association Lire et Écrire s’engage pour le droit à l’accès à la lecture et à l’écriture pour les adultes de tous âges. Dans le Chablais, les cours sont dispensés à Aigle et à Bex.
**Secrétariat d’État à la formation et à l’innovation.

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Article écrit par

Natacha de Santignac

Natacha de Santignac

Journaliste

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